20120707

Le temps des mouches



A la nuit sombre et enveloppante,
avec la touffeur de baishâkha*
qui s'était refermée sur lui,
succéda, par un soupirail unique,
une vaporeuse clarté...
Mohan fit un pauvre inventaire
à la première et vague lueur
d'un premier jour vaguant
dans les entrailles de la solitude :
un lit de planches vermoulues
et son miteux confort,
une cruche d'eau trouble
et deux semblables seaux,
l'un tenant lieu d'écuelle
et l'autre, inversement, de lieux !...
Nuits sans lune et jours sans soleil
fluèrent bientôt de la plaie
sinueuse et crevassée
d'une indistincte éternité,
fissure indélébile
inscrite dans cette seconde
et effusive peau de dix pieds sur six
plus étroite que la première...
Après un temps indéterminé
dont la fuite cruelle
avait éteint tout feu dans son cœur,
Mohan, un matin sans promesse,
enfonça, dans le bois tendre d'un pied
apparent du lit,
l'ongle dur de son pouce.
Il lui fallait, en cet instant,
faire seulement quelque chose,
un geste qui put l'aider
à surmonter son inertie !...
Ainsi commença-t-il
à marquer les jours d'une entaille,
inverse pendant
de la plaie temporelle...
et puis, aiguillonné par ce trait
qui réveilla sa pensée
du néant pitoyable
où elle avait sombré,
pour relancer sa vigilance,
il releva de nouveau
les choses qui l'entouraient :
un lit, une couverture trouée,
une cruche et deux seaux...
Sa liste était-elle close ?...
Il explora encore les recoins
les plus sombres de sa cellule...
Il savait qu'il existait,
selon la tradition du Sâmkhia,
des méthodes pour compiler le monde.
Oui, mais voilà ! il avait négligé
ses racines pour être de son siècle !
Il n'avait pas lu Vâchaspati ou Kapila,
mais Marx et Tolstoï !...
C'est au cours de ce deuxième inventaire,
alors qu'il marquait une station prolongée
devant le soupirail étroit,
qu'il découvrit les mouches insensées,
les mouches disséminées
comme des petits points noirs,
joyeux et fous dans le faux jour ;
lorsque, sur cette toile vaporeuse,
elles cessèrent enfin d'être
une volatile abstraction,
dans son regard la proie
d'une folle araignée,
Mohan comprit qu'il n'était pas seul.
Il n'était plus seul dans sa prison.
Les mouches inaperçues,
ses commensales enjouées,
l'avaient accompagné
pendant ce temps de solitude
intarissable et stérile...
Il passa plusieurs jours,
plusieurs encoches d'affilée
à les regarder jouer,
s'égailler dans l'ombre dense
et resurgir dans la pénombre !
Elles dansaient, virevoltant,
chacune selon un vol inégal,
tandis que l'essaim, dans son ensemble,
offrait une sensation
de joyeuse harmonie.
Leur hôte crut d'abord
qu'elles réunissaient
quelque ardeur tourbillonnante
et un don d'acrobate exceptionnel.
Plus d'une semaine s'écoula...
Dix encoches se suivaient,
quand il s'aperçut soudain
que les mouches obstinées
vivaient dans un temps parallèle,
un temps différent du sien...
Vivement, mais sans violence,
il avait essayé en vain
d'en attraper une, vivante...
A peine sa puissante main
commençait-elle à fendre l'air
que la bayadère ailée
s'envolait vers un ciel plus tranquille !...
Aérienne, elle avait eu le temps
de se lustrer les ailes ou encore,
éléphantine, le loisir
d'aspirer avec sa trompe
un mets microscopique
avant de rentrer, précipitamment,
dans la ronde nuageuse.
Une seconde, telle que Mohan
en vit jaillir l'étincelle
à travers ce geste prompt,
équivalait pour une mouche
à une longue minute (...)
Au quarante-deuxième jour,
- la quarante-deuxième encoche
empreinte de sa pointe, -
un homme agité
visita le prisonnier
qui cessa tout à coup de s'ébattre
et s'assit sur son lit.
La voix nerveuse de l'homme
inquiéta Mohan
comme elle couvrit aussitôt
le bourdonnement allègre
auquel son cœur s'était uni
pour éclore dans l'ombre
avec l'aube ébruitée.
L'homme répéta ces mots
échappés d'un autre monde :
"inspection" et "grève de la faim".
Devant le silence de sa proie
qu'il prit comme une réticence,
un repli ombrageux,
l'homme leva la main...
Soudain l'aile membraneuse de l'air
se figea, tout geste
apparut dans l'espace stationnaire...;
ou, plus exactement,
les mouvements de l'homme, alanguis,
se déroulèrent dans un ralenti extrême...
Incessante pluie d'orage,
assourdissantes, ses vociférations
se transformèrent en une fine vibration
presque harmonieuse.
Une main, telle une étoile
aux branches atrophiées,
déclinait lentement...
Mohan venait d'entrer
dans le temps des mouches...










(d'après un conte de Claude Mathieu)
* Premier mois du calendrier luni-solaire bengali correspondant à avril-mai... C'est au début du mois de mai 1907 que furent arrêtés à Calcutta, dans le cadre de "l'Affaire de la bombe d'Alipore", une trentaine de suspects, dont Aurobindo, alors chef de file de l'aile dure du Svadeshî (mouvement nationaliste de non-coopération avec le gouvernement britannique qui prit naissance au Bengale en 1905)... et Mohan !

  Olivier Gandiva
dessins Guido Hübner